Le 31 août 2015, l’ancienne chancelière lançait un appel aux Allemands pour intégrer plus d’un million de réfugiés venus pour la plupart de Syrie et d’Afghanistan (« Wir schaffen das », on va y arriver). Dix ans plus tard, le nouveau chancelier a mis un point final à une décennie de politique migratoire humanitaire.
Reportage à Solingen, le 23 août 2025
Soudain, un grand cri de douleur brise un silence pesant au milieu de la foule. Un homme s’effondre en larmes dans les bras de son voisin. Deux filles se mettent à pleurer à côté de lui. Sur la petite place du « Fronhof », au centre de la ville, le maire de Solingen rend hommage aux victimes de l’attentat au couteau perpétré le 23 août 2024 par un Syrien de 27 ans, un débouté du droit d’asile qui était supposé avoir quitter le territoire.
Trois morts et sept blessés, le jour du « Festival de la diversité » et du 650e anniversaire de la ville… l’attentat de Solingen, d’une ville façonnée par l’immigration depuis les années 70, laisse un profond sentiment d’incompréhension.
« Encore Solingen ! Pourquoi ? », s’interroge le maire social-démocrate, Tim Kurzbach, qui fait référence à l’autre attentat de 1993 dans sa ville qui avait bouleversé toute l’Allemagne (cinq femmes turques, dont trois fillettes brulées dans leur maison par des néonazis). « Il n’y a malheureusement pas de réponse. Notre incompréhension est d’autant plus forte », ajoute-t-il lors de la cérémonie.
Dix ans après l’appel d’Angela Merkel à accueillir plus d’un million de réfugiés le 31 août 2015 (« Wir schaffen das », nous y arriverons), cet attentat, en pleine campagne électorale, a marqué la fin de la « culture de l’accueil » (Willkommenskultur), celle que l’ancienne chancelière a toujours défendue corps et âme contre la branche ultraconservatrice de son parti, la CDU, et contre les attaques de l’extrême droite qui l’accuse de « crime contre le peuple allemand ».
Solingen, située à 40 kilomètres au nord de Cologne est désormais dans tous les discours politiques. Il y aura désormais un « avant » et un « après Solingen ». « Cet attentat aurait pu arriver n’importe où en Allemagne. Nous avons eu un sentiment profond d’injustice », explique Dagmar Becker, maire-adjointe écologiste chargée de l’intégration.
En effet, nulle part ailleurs, le « vivre ensemble » n’a été écrit aussi grand sur les murs de cette ville de Rhénanie-du-Nord-Westphalie. Solingen, où sans doute la moitié de la population est issue de l’immigration, a obtenu tous les prix imaginables pour récompenser sa politique d’intégration.
Après l’appel de Merkel en 2015, les habitants ont accueilli les réfugiés les bras grands ouverts au théâtre dont la direction déplacera les représentations pour transformer le bâtiment en centre de premier accueil. « Les réfugiés ne connaissaient rien de l’Allemagne. Ils arrivaient chaque jour par centaines et on ne savait pas combien allait encore venir », se souvient Anne Wehkamp, ancienne chargée de l’intégration de Solingen.
L’élan de solidarité fut sans précédent, comme partout ailleurs en Allemagne. On faisait la queue pour donner des vêtements. Les gens aidaient les réfugiés à s’orienter dans les gares. On les applaudissait même pour leur manifester la bienvenue. Les gymnases étaient transformés en centre de réfugiés. « Certains me disaient qu’ils avaient retrouvé un sens à la vie en aidant les réfugiés », raconte Anne Wehkamp. « Des gens issus de l’immigration ne disaient qu’ils avaient toujours rêvé d’une Allemagne accueillante comme ça », poursuit-elle.
« Ce qu’on a appelé la ‘crise des réfugiés’ restera un très beau souvenir, un moment plein d’humanité », assure Georg Schubert, responsable d’une association de quartier à Solingen, « Gräfrath hilft », une figure de la société civile allemande sans laquelle ce défi lancé par Merkel n’aurait pas été surmonté. « Les gens n’ont pas mesuré l’ampleur de la tâche qui les attendait », tempère-t-il. Les crèches, les écoles, les logements, l’apprentissage de l’allemand, les démarches administratives, etc… Il fallait tout mettre en place et trouver des financements.
Aucun pays de l’Union européenne n’a accueilli autant de réfugiés. En dix ans, plus de 3 millions de demandeurs d’asile ont été pris en charge pour un coût de près de 20 milliards d’euros par an. Et cela continue : « En 2024, Solingen a accueilli plus de réfugiés qu’en 2015 à cause de la guerre en Ukraine », rappelle Dagmar Becker. « Nous avons intégré d’un coup 800 nouveaux élèves dans le système scolaire, c’est énorme pour une ville comme la nôtre », raconte-elle.
Mais l’Allemagne en a aussi profité. « Nous parlons trop des problèmes et pas assez des succès », insiste Micha Thom, responsable du bureau local de l’ONG Internationaler Bund (IB), une organisation qui propose des cours d’allemands aux réfugiés. « Ceux qui sont arrivés en 2015 ont un excellent niveau d’allemand. Ils ont trouvé pour la plupart un travail. Que veut-on de plus ? », s’interroge-t-il.
Selon l’Institut de recherche sur le marché du travail (IAB), environ trois quarts des hommes arrivés en 2015 ont trouvé un emploi en Allemagne, un niveau à peine inférieur à la moyenne nationale. D’un point de vue économique, le pari de Merkel est donc réussi, estime l’IAB. « Qui aurait occupé les milliers de postes de travail vacants ? Personne. De ce point de vue, l’Allemagne est gagnante », estime Micha Thom.
La directrice du service des aides-soignants, Heike Zinn, estime que le recrutement de personnels issus de l’immigration est devenu essentiel pour le bon fonctionnement de l’hôpital. Sur 1.500 employés dans son service, plus de 200 sont des réfugiés ou des candidats recrutés à l’étranger. « Sans nos collègues d’origine étrangère nous n’aurions pas surmonter la pénurie de main-d’œuvre », dit-elle.
« Beaucoup de réfugiés ont trouvé leur place dans la société », se félicite Anne Wehkamp. « C’est vrai, d’autres sont restés sur le bord du chemin », tempère-t-elle. Quelques-uns se sont radicalisés comme l’auteur de l’attentat au couteau, domicilié à Solingen, qui voulait « venger les enfants de la bande de Gaza », selon sa déclaration cette semaine à son procès.
Au cours des dix dernières années, chaque attentat a été un coup porté à toutes celles et tous ceux qui s’engagent dans les communes pour aider les réfugiés. Il y a eu les agressions sexuelles du réveillon de Cologne en 2016 commis pour la plupart par des jeunes originaires d’Afrique du Nord. Puis, l’attentat islamiste du Tunisien Anis Amri sur un marché de Noël à Berlin, en décembre 2016 (13 morts). Plus récemment, les attaques mortelles au couteau dans un train à Brokstedt, à Aschaffenburg ou à Solingen…
En 2015, un tiers des Allemands estimaient que leur pays se devait d’accueillir plus de réfugiés. Ils ne sont plus que 3% aujourd’hui, selon un sondage publié par le magazine Der Spiegel. « La volonté d’aider les autres en a pris un grand coup », reconnaît Georg Schuber avec amertume..
Cette décennie aura changé la face de l’Allemagne qui n’est plus celle d’avant 2015, surtout dans l’Est du pays où les réfugiés sont devenus plus visibles au milieu d’une population vieillissante. Les blocs de béton sur les marchés de Noël ou sur les festivals sont devenus une évidence. L’immigration, sujet marginal avant 2015, est désormais au centre des discussions politiques avec la montée une extrême droite (AfD) radicalisée.
Renforcement des contrôles aux frontières, refoulement systématique des illégaux mais aussi des demandeurs d’asile (une mesure que Merkel a critiquée), suspension du regroupement familial, expulsion par charter vers des pays peu sûrs… Friedrich Merz, surnommé « l’anti-Merkel », a choisi de durcir la politique migratoire pour réduire l’influence de l’extrême droite, la première force politique d’opposition au parlement, en passe de diriger une première région en 2026 (Saxe-Anhalt).
L’Allemagne ne veut plus être un frein mais « le moteur de la politique migratoire européenne », selon les termes du ministre de l’Intérieur, Alexander Dobrindt. « On expulse maintenant des familles entières avec leurs enfants alors qu’elles sont intégrées », regrette Georg Schubert avant d’ajouter : « Nous sommes en train de perdre notre humanité »
Christophe Bourdoiseau