35 ans après, un pays uni mais toujours déchiré

Photos : © Christophe Bourdoiseau Un pays uni mais toujours déchiré « Nous sommes en train de perdre notre humanité » A l’Est de l’Allemagne, le sentiment d’être encore sous la tutelle de l’Ouest persiste. L’extrême droite profite des frustrations et de la nostalgie d’une RDA idéalisée. Reportage à Dessau, le 30 septembre 2025 Les axes routiers sont vides, les terrasses de café désertées. Même par un grand soleil d’automne, Dessau a quelque chose de fantomatique. Sur la grande avenue historique, la Kavalierstrasse, le tramway circule pratiquement sans passager. « C’est comme ça tous les jours », lâche un kébabier près de la Place du „château“ disparu sous les bombes en 1945. Un boulevard de Dessau La ville a perdu un tiers de sa population Pour trouver de l’animation, il faut se rendre au centre commercial, juste à côté de la mairie. « C’est notre nouvelle place du marché », résume Hans-Jörg Bliesener, le manager du « Rathaus-Center », qui se félicite d’avoir créé un lieu de vie dans cette ville de l’ex RDA, en Saxe-Anhalt, au centre de l’Allemagne réunifiée. Dessau était connue autrefois pour son industrie, ses infrastructures mais aussi sa pollution et ses barres d’immeubles en béton préfabriqué (Plattenbauten). Le changement de 1990 (Die Wende) a été particulièrement violent : la ville a perdu un tiers de sa population. La courbe de la démographie continue de chuter. Avec une moyenne d’âge de plus de 50 ans, Dessau est désormais l’une des plus âgées d’Allemagne. « Les déambulateurs ont remplacés les poussettes. A l’Est l’émigration effraie encore plus que l’immigration », résume Hans Vorländer, politologue à l’université de Dresde et directeur du centre de recherches « Migration et Démocratie » (Midem) sur les bouleversements géopolitiques. Hans-Jörg Bliesener Oliver Müller-Lorey Malgré la fusion opérée avec la commune voisine de Rosslau, de l’autre côté de l’Elbe, Dessau n’a pas réussi à maintenir sa population au-dessus de la barre fatidique des 80.000 habitants. « La conséquence est une perte de souveraineté sur son réseau routier et sur le financement de son patrimoine. L’Etat reprend certaines prérogatives », résume Oliver Müller-Lorey, rédacteur en chef de la rédaction de Dessau pour le quotidien régional « Mitteldeutsche Zeitung ». Les élus continuent de défendre la qualité de vie à Dessau pour attirer les familles. « Aucune ville ne dépense autant pour la culture, deux fois plus que la moyenne », se félicite Frank Rumpf, le président du conseil municipal de Dessau (conservateur, CDU). « Les gens qui sont partis pour travailler à l’Ouest reviennent pour profiter la qualité de vie », se réjouit-t-il en insistant sur le prix des loyers : 5,5 euros le mètre carré, soit 4 fois moins cher qu’à Berlin. « La vie est très agréable à Dessau », confirme le journaliste Oliver Müller-Lorey. Les « champs fleuris » promis par Helmut Kohl en 1990 se sont fait attendre mais ils ont fini par pousser sur les ruines du communisme. Tout est rénové, ripoliné, végétalisé et numérisé à Dessau. « La réunification est une réussite », insiste Hans Vorländer. « Grâce aux aides financières, l’Est a aujourd’hui de meilleures infrastructures qu’à l’Ouest », insiste-t-il. Le chômage est tombé à 9% contre presque 20% dans les années 90. Dessau dispose d’un port fluvial flambant neuf, d’un aérodrome, d’une salle de théâtre et de concerts de réputation nationale, d’une école d’architecture renommée (Bauhaus) et d’un grand musée du même nom, inauguré en 2019. Mais les succès économiques ont laissé un goût amer à des Allemands de l’Est épuisés par les attentes qui ont pesé sur eux pendant 35 ans. Parmi ceux qui ont scandé en 1989 « Nous sommes UN peuple », certains considèrent désormais la Réunification comme une annexion. Selon un sondage de l’institut Forsa, seulement 23 % des personnes interrogées à l’Est estiment aujourd’hui que les Allemands ne forment pas un seul peuple. En 2017, ce chiffre était encore de 43%. Pour l’ensemble de l’Allemagne, un tiers seulement estime que l’Est et l’Ouest ont réussi leur fusion contre 51 % d’opinions favorables il y a cinq ans. D’un point de vue statistique, un « mur » sépare encore les deux anciennes parties de l’Allemagne. En analysant les graphiques colorés de l’Office fédéral des statistiques (Destatis), on distingue les frontières de l’ancienne RDA que ce soit politiquement, économiquement, culturellement ou socialement. Les Allemands de l’Est gagnent en moyenne 13.000 euros de moins par an et ils ne sont pas de grands héritiers. A Hambourg, la ville la plus riche d’Allemagne (ouest), chaque habitant hérite en moyenne de 1400 euros contre 65 euros en Saxe-Anhalt, la région de Dessau, lanterne-rouge du classement. Dessau, un lundi Les élites sont encore trop souvent des Allemands de l’Ouest qui occupent près de 70% de postes à responsabilité dans les administrations fédérales à l’Est. L’économie reste implantée à l’Ouest du pays. Aucune des 40 entreprises du DAX, l’indice des 40 actions phares de la bourse de Francfort, n’a son siège à l’Est. Enfin, aucune grande université de l’ancienne RDA n’est dirigée par une personne née à l’Est ! Le résultat est un sentiment de mise sous tutelle qui persiste. Par ailleurs, l’attitude de supériorité des Allemands de l’Ouest n’a pas disparu, selon le journaliste Oliver Müller-Lorey, lui-même originaire de Düsseldorf (Ouest). « Les blagues sur les ‘Ossis’ [surnom des gens de l’ancienne RDA] montrent qu’on continue à ne pas les prendre au sérieux. Ça provoque nécessairement des réactions négatives », ajoute-t-il. Pour cet observateur privilégié de la Réunification, la méconnaissance de l’autre est l’une des raisons des crispations qui subsistent entre les deux parties du pays. « A Düsseldorf, des gens font de grands yeux quand je leur dis que je vis à Dessau. Ils n’y sont jamais allés ! C’est drôle, ils passent leurs vacances à Bali mais n’ont jamais mis les pieds en Saxe-Anhalt », remarque-t-il. D’un autre côté, il reste exaspéré par les remarques sur ses origines ouest-allemandes lorsqu’on le présente à Dessau comme un « Wessis ». « Les gens vivent avec